ÈCORCE BROYÈE
Dans son atelier de La Ville d’Avray (l’atelier ressemble à un vaste chantier, à une saline à ciel ouvert), Alberto Ramirez me dit : « Ma formation est d’être figuratif. J’essaye d’y échapper. Ce n’est pas facile. J’ai été formé pour ça. » Il insiste : « Quoi que je fasse, des formes concrètes s’imposent sur mes toiles. Alors, je lutte contre elles. » Avec quelles armes ? « Avec ce que je trouve sous terre. J’ai la tête dans des mines. Je cherche des charbons, des marbres, des terres qui sont cachés par des pays, par des paysages. C’est ça, ma base : des pigments, toutes sortes de pigments que je mélange avec des colles, des huiles qui ressemblent à des sirops, à du miel. »
C’est simple, quand les couleurs ne sortent pas de terre, c’est qu’elles proviennent d’éléments qui peuplent les pays, les paysages comme d’écorces d’arbre broyées, de larves et de fleurs réduites en poudre. Une fois qu’il a réuni tous ces ingrédients à l’état brut, il ouvre ses tiroirs, il déroule ses écrans de lin sur lesquels il peint.
Il dit : « Vous voyez, cette grande tache brune, et puis ce bleu outremer, là-bas, solitaire et envahissant… Je les ai laissés libres de n’être pas plus que de la simple matière de couleur (de couleur qui rêve), mais ce sont elles, les couleurs, les matières, qui m’obligent à les raconter, à parler d’elles… Par exemple, ce charbon bleuté qui est en tas sur le sol, eh bien, c’est lui qui a voulu se changer en germe… La caséine qui est là, en pyramide au pied du chevalet, c’est elle qui a voulu se transformer en hélice. Pas moi. En tout cas, je ne l’avais pas prévu… Je l’ai accepté. J’ai fait en sorte que la caséine soit heureuse comme ça, en hélice… Je ne lui ai rien imposé. Toutes les germinations qui couvrent mes toiles sont issues du désir des couleurs elles-mêmes. Ce sont elles qui s’assemblent sous mes yeux, ce sont elles qui veulent germer à nouveau, renaître. On dirait qu’elles veulent former une vie, un être, dès la première occasion. Je leur dis : êtes-vous certaines de vouloir que je dessine des contours pour encercler votre énergie ? Et elles répondent toutes : oui ! »
Alberto Ramirez laisse passer le désir des matières devant le sien. La toile de lin est comme une grande porte : tandis que les couleurs parlent entre elles, le peintre met l’œil à la serrure et il s’amuse. « Cher blanc, voulez-vous serpenter ou encadrer ? Cher blanc, après avoir laissé éclater votre bonheur, voulez-vous vraiment apparaître en tant qu’amphore ? Damier, voulez-vous vraiment exister parmi nous ? Coupe, voulez-vous tenir par vous-même ou faut-il que le vous souligne encore ? » Formes et non-formes se côtoient. Ce sont les deux rives d’un même fleuve. Tout en peignant Alberto Ramirez voit que la matière ne s’anime que pour une seule chose dans la vie : la vie. Ça tombe bien : lui aussi. Alberto Ramirez n’a pas d’objection à formuler. Ce qu’il formule, c’est le désir des plantes et des mines de mêler leur sang. Germer à nouveau ! Féconder. Elles rêvent. Elles veulent devenir des objets. Des objets de rêve dont nous sommes les proches voisins quand Alberto Ramirez peint.
Paris, Octobre 2002
Ivan ALECHINSKY